Guide complet de l'entreprise auto-gérée : de la théorie à la pratique avec l'holacratie
Ce guide complet, rédigé par Ariane Marchand, explore en profondeur le modèle de l’entreprise autogérée, en mettant l’accent sur l’holacratie. On y découvre les principes fondateurs comme la confiance, la transparence, la raison d’être et la gouvernance évolutive.
L’article montre comment remplacer la hiérarchie par des rôles clairs, répartis en cercles, et comment les processus de réunion structurés favorisent l’efficacité, l’innovation et la responsabilisation.
À travers des exemples concrets, Ariane partage son expérience et invite les organisations à repenser leur fonctionnement pour libérer le plein potentiel de leurs équipes.
Table des matières
Qu'est-ce qu'une entreprise autogérée?
Image de @williambout
De plus en plus d'entreprises se tournent vers les concepts du self-management pour tendre progressivement vers un idéal d'entreprise auto-gérée. Mais qu'est-ce qu'on entend par là exactement?
À travers ce guide complet, nous tâcherons de démystifier cette approche encore trop méconnue et galvaudée. Nous parlerons du concept d'entreprise auto-gérée dans son sens large, puis nous aborderons plus en détails un modèle d'auto-gestion spécifique : l'holacratie.
L'autorité distribuée
Comme son nom l'indique, une entreprise auto-gérée est une entreprise qui se gère toute seule, de façon organique. L'autorité n'y est pas concentrée entre les mains d'une poignée de personnes, mais est distribuée au sein de l'entreprise, à l'ensemble des employés.
Le modèle hiérarchique traditionnel est remplacé par une structure organisationnelle horizontale, dans laquelle il n'y a plus de pouvoir par le titre ou le rang hiérarchique.
Le processus aux commandes
Vous vous dites surement : « sans figure d'autorité, c'est impossible que l'organisation opère sans que ce soit le chaos total… »
En réalité, « pas de hiérarchie » ne signifie pas « pas de structure », bien au contraire. Les modèles d'auto-gestion les plus aboutis sont accompagnés d'un ensemble de règles qui permettent de créer une structure complète, flexible et évolutive.
Les piliers de l'auto-gestion
1) Confiance, autonomie, imputabilité
La prémisse de départ pour aller vers l'entreprise auto-gérée, c'est que les individus sont dignes de confiance, capables de faire leur travail de façon autonome, et imputables du résultat de leurs actions. C'est sur ces trois éléments que se bâtit tout le reste.
2) La raison d'être
Les organisations auto-gérées s'articulent et se construisent autour de la notion de raison d'être. La raison d'être principale de l'organisation entraine la construction des raisons d'être subséquentes auxquelles les individus se rattachent dans leurs tâches quotidiennes. Dans ces entreprises, la raison d'être agit comme un phare qui guide les individus dans la gestion de leur temps et de leurs priorités. Plus la raison d'être est précise et inspirante, plus les individus seront alignés et motivés à la poursuivre.
3) Transparence
Un enjeu fréquent dans les systèmes de gestion classiques est le manque de clarté sur les responsabilités de chacun. Les descriptions de poste sont souvent éloignées de la réalité des tâches quotidiennes, et surtout, elles n'évoluent pas au rythme de l'organisation.
Au contraire, un cadre d'auto-gestion permet de modéliser en toute transparence qui est responsable de quoi à chaque instant, pour un portrait représentatif de la structure organisationnelle en temps réel.
4) Mode de gouvernance évolutif
L'efficacité de l'agilité en gestion de projets n'est plus à prouver : le concept d'itérations courtes pour mieux s'adapter aux impératifs extérieurs d'un monde qui change de plus en plus vite est devenu la norme.
Et si le virage des organisations vers l'auto-gestion n'était que la suite logique de la tendance observée dans l'univers de la gestion de projet?
Fini les grosses réorganisations annuelles : dans les entreprises auto-gérées, la structure de l'organisation se modifie très fréquemment à travers un processus de gouvernance évolutif. Elles font en fait le pari d'insuffler la culture de l'agilité jusque dans leur mode de gestion.
Libérer les idées
Les organisations auto-gérées créent un environnement stimulant et propice à la parole qui encourage chaque individu à faire entendre sa voix dans la perspective d'avoir un réel impact sur son organisation. Tout le monde peut s'exprimer, y compris les personnes qui, auparavant, n'osaient pas mettre leurs idées en avant.
Et puisque la gouvernance de l'organisation auto-gérée est évolutive, le changement y est constant : cela devient peu à peu une norme intériorisée par les individus, qui n'ont plus peur d'essayer de nouvelles choses.
Ce qui nous amène à la formule magique suivante :
expression libre des idées + autonomie + agilité organisationnelle = culture d'innovation décuplée
En résumé, les organisations auto-gérées font le pari que les humains qui les font vivre sont leur plus grande richesse, et choisissent de leur offrir le terrain de jeu nécessaire à l'expression de leur plein potentiel, afin de réaliser la raison d'être de l'organisation.
Auriez-vous l'audace de transformer votre organisation pour la rendre plus libérée, innovante, et humaine?
La structure d'une entreprise auto-gérée en holacratie
Après avoir expliqué ce qu'est une organisation autogérée, intéressons-nous maintenant à l'application concrète en regardant de plus près l'un des cadres d'auto-gestion les plus connus : l'holacratie.
L'holacratie est une forme de management constitutionnel qui séduit de plus en plus d'entreprises dans le monde pour l'autonomie et la flexibilité organisationnelle qu'elle apporte. Nous pensons que la tendance se poursuivra dans les années à venir.
Penchons-nous plus en détails sur cette technologie sociale au service des organisations.
La Constitution: les règles du jeu
Une entreprise qui fonctionne en holacratie supprime la hiérarchie traditionnelle mais nous n'insisterons jamais assez sur ce point : absence de hiérarchie n'est pas synonyme d'absence de structure, bien au contraire.
Chaque organisation qui choisit de fonctionner en holacratie doit suivre des règles de fonctionnement claires, indiquées dans la Constitution de l'holacratie.
Les règles sont les mêmes pour toute entreprise qui fonctionne selon ce modèle. Les dirigeants de l'organisation doivent signer la Constitution le jour où ils choisissent d'implanter l'auto-gestion. C'est un geste symbolique très fort : ils s'engagent à remettre leur autorité entre les mains du processus.
Rôles, raison d'être et redevabilités
En holacratie, il n'y a plus de titres ni de descriptions de poste. L'organisation est découpée en rôles:
Le rôle est l'unité de base de l'holacratie
Il peut y avoir autant de rôles que nécessaire : le nombre de rôles dans l'organisation n'est pas proportionnelle au nombre d'employés
Un individu peut remplir un ou plusieurs rôles
Un même rôle peut être incarné par plusieurs individus
Chaque rôle possède une raison d'être, claire et inspirante, et a des redevabilités associées. À ce sujet, il est intéressant de noter que :
Aucun rôle ne peut exister sans raison d'être
La raison d'être d'un rôle s'inscrit dans la lignée de celle de l'organisation
Les redevabilités d'un rôle représentent ce que les autres rôles attendent minimalement de ce rôle
Par défaut, chaque individu a toute la liberté de faire ce qui lui semble utile à la raison d'être de son rôle, tant que les redevabilités rattachées à son rôle sont remplies
Dans un rôle donné, chacun sait où termine sa zone de liberté, et où commence celle d'autrui
En cas de débordement, le processus est là pour clarifier ou ajuster ce qui doit l'être
Pour vous donner un exemple concret de cette notion de rôle, je vais parler de ma propre expérience. J'ai eu la chance de travailler en holacratie pendant près de 3 ans, et j'ai incarné jusqu'à 23 rôles différents en même temps dans la même organisation. À l'évidence, tous mes rôles n'étaient pas égaux en charge de travail : mon rôle Coach holacratie m'occupait quelques heures par mois, quand celui de Communicateur interne m'occupait un jour par semaine. Pour chacun de mes 23 rôles, je savais précisément ce qui était attendu de moi, et quel était mon cadre de jeu. Pour tout le reste, j'avais carte blanche sur la façon dont je donnais vie à la raison d'être de ces 23 rôles.
Cercles
Les rôles de l'organisation qui ont besoin de travailler ensemble fréquemment sont regroupés dans un même cercle. En holacratie, un cercle fonctionne exactement comme un rôle : il possède une raison d'être et des redevabilités. Les rôles d'un même cercle travaillent ensemble à la réalisation de la raison d'être du cercle. L'ensemble des cercles sont regroupés sous le grand cercle de l'organisation.
Puisqu'un cercle est un rôle, chaque cercle est incarné par une personne, qu'on appelle le Premier Lien du cercle. Cette personne détient la raison d'être du cercle, et doit veiller à créer la capacité nécessaire au sein du cercle pour que les redevabilités du cercle soient remplies.
Stratégie et priorisation
On pense parfois à tort que cette nouvelle forme de gestion implique la perte de vision stratégique portée généralement par les leaders haut placés dans l'organigramme. Mais ce point est bel et bien adressé en holacratie :
Le Premier Lien de chaque cercle se doit de définir et partager les stratégies et priorités pour son cercle. Les rôles du cercle s'organisent ensuite de façon autonome pour suivre ces stratégies et priorités.
Le Premier Lien a également le devoir de donner du feedback aux différents rôles du cercle.
Si les priorités et stratégies du cercle ne sont pas prises en compte par les rôles du cercle, le Premier Lien dispose alors de plusieurs leviers pour ajuster le tir, toujours dans le respect de la Constitution.
Les rôles d'un même cercle se réunissent fréquemment pour des réunions opérationnelles et des réunions de gouvernance.
Modélisation
La force de l'holacratie réside aussi dans les outils informatiques qui la supportent et permettent de modéliser cette structure si particulière sous forme de rôles et cercles.
Le logiciel holaspirit notamment permet de donner vie à la structure d'une organisation auto-gérée en capturant toute l'information des rôles, responsabilités, et raisons d'être.
Un nouvel employé qui rejoint l'organisation peut donc, dès son premier jour de travail, avoir un portrait très précis de qui s'occupe de quoi dans l'organisation.
Au-delà de la modélisation de la structure organisationnelle, ce genre de logiciel est un outil de travail à part entière, notamment lors des réunions.
Image provenant de Holaspirit
Finalement, il apparait que :
les organisations auto-gérées sont tout aussi, sinon plus structurées que les entreprises utilisant un modèle de gestion classique — rien n'est laissé au hasard pour garantir à chacun l'espace nécessaire à l'expression de son plein potentiel
le leadership ainsi que l'expression claire de la stratégie et des priorités sont des éléments essentiels au bon fonctionnement de l'auto-gestion
Le processus de gouvernance d'une organisation auto-gérée
Image de @luk10
Nous avons expliqué ce qu'est une entreprise auto-gérée, puis nous avons parlé de sa structure. Intéressons-nous à présent au processus de gouvernance de ces organisations.
Dans une entreprise auto-gérée, finies les grosses réorganisations annuelles : la structure évolue au fil du temps, et les modifications sont portées par les employés eux-mêmes, lors des réunions de gouvernance.
Rappelons que dans le modèle de l'holacratie, l'organisation auto-gérée se découpe en rôles, eux-mêmes regroupés en cercles. Les rôles d'un même cercle se réunissent régulièrement pour des réunions dites de gouvernance, et des réunions de triage. Ces deux types de rencontres sont différents, tant dans leur portée que dans le processus à suivre, tels que définis par la Constitution.
La réunion de gouvernance
Dans ce type de réunion, on s'intéresse aux aspects structurels, et non pas aux aspects opérationnels — qui sont couverts par la réunion de triage.
Prenons l'exemple fictif d'une entreprise de logiciel qui fonctionne en holacratie. Les rôles du cercle Marketing se rencontrent pour une réunion de gouvernance.
Les réunions sont orchestrées par le Facilitateur, qui est un rôle élu par les membres du cercle. La personne qui incarne ce rôle est garante du respect du processus et de la Constitution.
Le Facilitateur commence par un rapide tour de table, puis entame le processus de gouvernance :
Facilitateur : « Quelqu'un a-t-il une tension à inscrire à l'agenda? »
1. La tension
En holacratie, le point de départ de toute modification structurelle, c'est la tension. Une tension est définie comme l'écart entre ce qui est et ce qui pourrait être. Ce n'est donc pas forcément négatif ; cela peut concerner une opportunité. Les tensions sont au cœur de l'agenda de la réunion de gouvernance.
N'importe qui possédant un rôle dans le cercle peut soulever une tension. Par contre, la tension doit avoir un lien direct avec le rôle de la personne qui parle. On revient à cette notion d'autonomie et de liberté : chacun est responsable de soulever les tensions propres à son/ses rôle(s), et ne doit pas empiéter sur les tensions d'autrui.
Revenons à notre mise en situation :
Benjamin : « Dans mon rôle de Rédacteur de contenu, j'ai une tension. Je rédige du contenu en français et en anglais, et même si mon niveau d'anglais est correct, il reste des petites fautes dans mes traductions d'articles sur notre blog. Cela impacte négativement notre image sur le web auprès de notre audience anglophone. »
2. La proposition de solution
Une fois la tension verbalisée, le porteur de tension se doit aussi de tenter de proposer une solution à sa tension :
Facilitateur : « Benjamin, que proposes-tu pour résoudre cette tension? »
Benjamin : « Je propose de créer le rôle de Traducteur, avec pour raison d'être Des contenus en anglais sans erreur. Inutile de rajouter des redevabilités, la raison d'être se suffit à elle-même à mon avis."
Le Secrétaire du cercle prend note de cette proposition de solution.
3. Questions de clarification
Le Facilitateur ouvre ensuite la parole aux autres rôles du cercle pour permettre à tout le monde de poser des questions :
Facilitateur : « Quelqu'un a-t-il des questions de clarification pour mieux comprendre la tension et la proposition de Benjamin? »
Julie : « Pour toi, est-ce que le rôle de Traducteur serait en charge de toute la traduction ou est-ce que tu continuerais à faire le premier gros travail de traduction et tu donnerais juste la vérification finale au Traducteur? »
Benjamin : « Euh… bonne question, je n'y ai pas réfléchi. Non spécifié »
Facilitateur : « Pas d'autre question? Passons alors au tour de réaction »
4. La réaction
Une fois que tout le monde a bien compris la proposition, on passe au tour de réaction : le Facilitateur donne la parole à chaque personne autour de la table pour exprimer une réaction, un par un. À ce stade, aucune discussion croisée n'est autorisée. Le porteur de tension peut éventuellement noter les idées qu'il trouvera intéressantes pour améliorer sa proposition par la suite.
Marc : « C'est une bonne proposition »
Ben : « Pas de réaction »
Émilie : « Rôle utile en effet, bonne proposition »
Julie : « Je comprends bien le besoin de Benjamin, mais pour éviter les éventuels contre-sens de traduction, je pense qu'il serait judicieux que le rôle de Rédacteur de contenu garde la responsabilité de faire la traduction, et que l'on crée plutôt le rôle de Correcteur anglophone qui serait juste en charge de la dernière vérification. »
Une fois que tout le monde a exprimé sa réaction, la parole revient au proposeur pour l'étape suivante.
5. Amendement et clarification
À ce stade, le proposeur peut prendre en compte — ou pas — les remarques de ses collègues pour la résolution de sa tension.
Facilitateur : "Benjamin, après avoir entendu ces réactions, souhaites-tu apporter des modifications à ta proposition initiale?"
Benjamin : "Non, je souhaite garder ma proposition telle quelle"
6. Traitement des objections
Vient ensuite le moment où toute personne du cercle peut soulever une objection. Pour chaque objection soulevée, le Facilitateur pose une série de questions à l'objecteur pour tester la validité de son objection. Pour que l'objection soit jugée valide, il faut pouvoir répondre oui à toutes les questions de gauche sur la carte ci-dessous.
Image provenant de Holacracy
Reprenons la mise en situation :
Facilitateur : "Voyez-vous une raison qui fait que l'adoption de cette proposition cause du tort ou nous fait régresser? Si oui, quel est le tort créé?"
Julie : "Oui, moi j'ai une objection. Je pense qu'en laissant la traduction à un autre rôle, on perd le contrôle sur la qualité de la traduction que l'on produit."
Facilitateur : "Est-ce que la proposition de Benjamin cause du tort? Ou est-ce qu'elle est inutile ou incomplète?"
Julie : "Selon moi elle cause du tort."
Facilitateur : "Est-ce que le problème est créé par cette proposition, ou si on la retire le problème persiste?"
Julie : "Il est créé par cette proposition."
Facilitateur : "Es-tu sure que ce que tu avances va se produire, ou est-ce que tu l'anticipes?"
Julie : "Je l'anticipe."
Facilitateur : "Alors l'objection n'est pas valide. Quelqu'un a-t-il une autre objection?"
Et ainsi de suite.
S'il n'y a aucune objection valide, la proposition est acceptée, et on passe à la tension suivante.
Si une objection est valide, il faut alors modifier la proposition pour en tenir compte, tout en continuant à répondre à la tension du proposeur.
Nous avons vu ici le cas d'une création de rôle, mais les propositions de gouvernance peuvent entrainer la suppression d'un rôle, la création d'un cercle, la modification des redevabilités d'un rôle, la création d'une politique, etc. Bref, tout ce qui touche à la structure de l'organisation.
Avantages et inconvénients
Parmi les aspects du processus qui peuvent amener de la frustration, on parle surtout de :
La rigidité du processus qui empêche la spontanéité des échanges.
Ce point est souvent très désarçonnant au départ car les individus ne sont pas habitués à avoir un tour de parole en réunion. Cependant, avec coaching adéquat, les gens apprennent vite à apprécier le processus qui n'est rigide que pour protéger l'espace de liberté de chacun.
La longueur du processus pour traiter une tension, quelle que soit son importance.
Il faut admettre que ce processus peut prendre plusieurs minutes par tension. Avec l'expérience, on apprend à traiter en réunion les tensions les plus importantes pour le cercle, et à traiter en dehors des réunions les tensions plus simples et plus consensuelles, à travers un processus de gouvernance hors meeting.
Selon moi, les forces de ce processus de gouvernance sont les suivantes :
La participation
Tout le monde contribue à l'amélioration de la structure organisationnelle. Chaque personne sent qu'elle peut avoir un réel impact sur l'entreprise pour laquelle elle travaille, grâce à cet espace de parole créé au sein des réunions de gouvernance. Cela développe considérablement l'esprit critique des employés qui ont maintenant leur mot à dire pour faire grandir l'organisation.
La responsabilisation
Puisque tout le monde peut soulever une tension reliée à l'un de ses rôles, les éternels insatisfaits ne peuvent plus se réfugier dans la victimisation : ils ont les outils pour améliorer leur propre réalité, et s'ils ne portent pas leur tension, personne ne le fera à leur place.
La culture de l'essai-erreur-apprentissage
En auto-gestion, on encourage le fait d'aller de l'avant avec une proposition si c'est assez sécuritaire pour pouvoir faire marche arrière dans le futur si ça ne fonctionne pas. Il n'y a donc pas de paralysie malsaine liée à la crainte de l'échec.
Finalement, on peut dire que ce type de gouvernance n'a aucun équivalent dans un mode de gestion classique, et c'est pour moi l'une des grandes forces des cadres d'auto-gestion dont l'holacratie fait partie.
Libérer la parole, responsabiliser, et ne pas avoir peur d'avancer… Voilà de puissants facteurs de succès pour n'importe quelle organisation.
L'organisation auto-gérée: repenser les réunions au service de l'efficacité
Credits image: @glenncarstenspeters
Qui n'a jamais participé à une réunion interminable de laquelle on ressort sans aucune décision ni avancée sur l'enjeu initial?
Le coût d'un meeting improductif est colossal : additionnez la valeur du temps de chaque personne autour de la table et le coût d'opportunité de ne pas être en train de faire quelque chose d'autre pour amener de la valeur ; multipliez le chiffre par le nombre de réunions improductives ou semi-productives dans l'année : l'addition risque d'être salée.
Alors comment mettre fin à ces enjeux? Comment maximiser l'utilité du temps passé en réunion?
Là encore, l'entreprise auto-gérée nous offre des pistes de solutions très intéressantes.
À des fins pratiques, nous garderons l'exemple du cadre de gestion de l'holacratie et nous regarderons de plus près la dynamique des réunions de triage.
La réunion de triage
En holacratie, les membres d'un même cercle se réunissent régulièrement pour ce que l'on appelle une réunion de triage. Tout comme la réunion de gouvernance, la réunion de triage est orchestrée par le Facilitateur du cercle, lui-même élu par les autres membres du cercle.
Nous garderons l'exemple fictif du précédent article : simulons une réunion de triage du cercle Marketing d'une entreprise de logiciel.
Autour de la table se trouvent toutes les personnes ayant un rôle dans le cercle Marketing.
Après un premier tour de table, le processus de réunion peut débuter.
1. Revue de la check-list
On s'intéresse d'abord aux éléments figurant sur la check-list de chacun des rôles. Le but de cette étape n'est pas de rentrer dans de longs discours, mais seulement de donner de la visibilité sur ce qui a été fait ou non. Le Facilitateur s'adresse à chacun des rôles concernés par la check-list :
Facilitateur : « Benjamin, dans ton rôle de Rédacteur de contenu : l'article hebdomadaire est en ligne sur le blog : check ou no-check? »
Benjamin : « Check »
Facilitateur : « Toujours Benjamin, dans ton rôle de Veille de marché : les informations pertinentes sur la compétition sont dans le fichier prévu à cet effet : check ou no-check? »
Benjamin : « No-check »
Facilitateur : « Julie, dans ton rôle de Marketeur digital : l'infolettre mensuelle a été envoyée aux clients : check ou no-check? »
Julie : « Check »
Facilitateur : « Pas d'autre point dans la check-list, passons à la revue des indicateurs ».
2. Revue des indicateurs
Dans cette seconde étape, il s'agit de donner de la visibilité sur les indicateurs dont les rôles sont redevables, tels que définis au sein du cercle :
Facilitateur : « Julie, dans ton rôle de Marketeur digital, peux-tu nous donner de la visibilité sur le nombre de visites sur le site web au cours des 30 derniers jours? »
Julie : « Oui, on a eu 1400 visites, soit 2% de plus que le mois précédent »
Facilitateur : « Joe, dans ton rôle de Customer success, peux-tu nous renseigner sur le nombre d'appels clients pour des plaintes au cours des 30 derniers jours? »
Joe : « Oui on a eu 9 appels de plainte, soit 4 de plus que la moyenne mensuelle ».
Facilitateur : « Pas d'autre indicateur à l'agenda ; passons au suivi des projets »
3. Suivi des progrès réalisés sur les projets en cours
Cette troisième étape sert à faire l'état de l'avancement des projets. Par défaut, si rien n'a avancé sur un projet depuis la dernière rencontre, aucun statut n'est nécessaire. Le Facilitateur énumère tous les projets listés, le rôle qui porte le projet s'exprime sur son avancée. (NB : Les projets sont formulés de telle sorte que l'on puisse dire « Fait » lorsque le résultat est atteint.)
Facilitateur : « Benjamin (rôle Rédacteur de contenu), pour le projet Le calendrier de publication réseaux sociaux pour le deuxième trimestre est finalisé, as-tu des avancées à nous communiquer?
Benjamin : « Oui, j'ai bien avancé depuis le dernier meeting, le planning d'octobre et novembre est fini, j'attaque celui de décembre »
Facilitateur : « Julie (rôle Marketeur digital), y a-t-il du nouveau sur le projet La page Carrières du site web a fait peau neuve?
Julie : « Rien de nouveau depuis la dernière réunion »
Et ainsi de suite pour tous les projets associés à chaque rôle du cercle. En fonction de l'avancée décrite, le Secrétaire du cercle peut modifier le statut du projet dans le logiciel (Glassfrog ou Holaspirit selon les entreprises), sur le principe du modèle Kanban : En cours/En attente/Fini/Archivé.
« D’après mon expérience avec l’Holacratie, ces 3 premiers blocs d’une réunion de triage — check-list, indicateurs et suivi des projets — occupent généralement 15 à 20 minutes. On passe ensuite au cœur de la réunion, qui se veut plus interactive. »
4. Points de triage
À ce stade de la rencontre, le Facilitateur invite les membres du cercle à ajouter leurs tensions à l'agenda. Rappelons qu'en holacratie, le mot tension n'est pas connoté négativement : c'est simplement un écart entre ce qui est et ce qui pourrait être. Contrairement à la réunion de gouvernance dans laquelle les tensions concernaient des aspects structurels, les tensions soulevées dans une rencontre de triage concernent les aspects opérationnels du travail.
Toujours avec notre exemple fictif, imaginons que l'agenda bâti par les membres du cercle en temps réel ressemble à cela :
Points de triage :
Contenu publicité (Julie)
Idées blog (Benjamin)
Plaintes (Joe)
Infolettre (Julie)
Page Équipe (Julie)
…
Pour chacun des points à l'agenda, le Facilitateur donne la parole à celui qui a inscrit la tension. Cette personne peut alors interagir avec les rôles utiles à la résolution de sa tension. La discussion s'arrête lorsque le besoin de celui qui parle est comblé, et que les prochaines actions/projets sont pris en note, le cas échéant.
Passons à la mise en situation :
Facilitateur : « Julie, pour ton point Contenu publicité, quel est ton besoin? »
Julie : « Je parle dans mon rôle de Marketeur Digital et j'ai besoin de toi Benjamin dans ton rôle de Rédacteur de contenu. J'aimerais commencer à faire des publications sponsorisées sur Linkedin, et j'aurais besoin de texte pour alimenter ces publications. J'envisage d'en publier 4 au cours des 2 prochains mois.
Benjamin : « Ok je t'enverrai des propositions »
Julie : « Parfait merci, j'aimerais donc enregistrer une action pour Benjamin dans son rôle de Rédacteur de contenu : Envoyer des propositions de texte au rôle Marketeur digital pour les publications sponsorisées sur Linkedin »
Le Secrétaire prend note de ceci dans le logiciel.
Facilitateur : « Julie, ça couvre bien ton besoin? »
Julie : « Oui merci »
Notons que dans cet exemple de tension, Julie n’avait besoin de parler qu’à Benjamin et l’a bien spécifié. Le Facilitateur doit donc s’assurer que son espace de parole est respecté, et que les rôles non-sollicités n’interviennent pas. Par exemple, si Joe avait voulu intervenir pour donner son avis, le Facilitateur l’aurait gentiment invité à ajouter son point à l’agenda pour discuter de son besoin plus tard. Lorsqu’on a répondu au besoin d’une personne, on passe au point de triage suivant :
Facilitateur : « Passons à la tension suivante. Benjamin, pour le point Idées blog, quel est ton besoin? »
Benjamin : « Dans mon rôle de Rédacteur de contenu, je suis en panne d’inspiration pour du contenu innovant sur le blog. J’ai besoin de votre aide pour me donner de nouvelles idées. C’est une discussion ouverte à tous »
S’ensuit une discussion ouverte, telle que demandée par Benjamin. Le rôle du Facilitateur est alors de s’assurer que la discussion reste centrée sur le besoin de Benjamin et ne dévie pas sur autre chose. À tout moment, Benjamin peut mettre fin à la discussion en disant : « merci, cela répond à mon besoin, on peut passer au point suivant ». S’il est pris dans la discussion ou qu’il n’ose pas y mettre fin lui-même, c’est au Facilitateur de juger quand est-ce que c’est le bon moment pour demander :
Facilitateur : « Benjamin, as-tu suffisamment d’informations pour ton besoin initial? »
Benjamin : « Oui c’est bon »
Facilitateur : « Parfait, alors on passe au point suivant. Joe, pour ton point Plaintes, quel est ton besoin? »
Joe : « Dans mon rôle de Customer success, je souhaite simplement vous donner de l’information sur les plaintes additionnelles que nous avons reçues ce mois-ci : elles sont liées à un bug dans le logiciel qui a été résolu dans l’heure, et cela n’a pas affecté la relation client. Voilà c’est tout, ça couvre mon besoin »
Ici, Joe précise clairement que son intention n’est pas de générer une discussion ; simplement de donner de l’information. Si un autre rôle souhaite rebondir, le Facilitateur l’arrête pour l’inviter à mettre son point à l’agenda. Le besoin de Joe est couvert, c’est tout ce qui importe pour passer au point suivant.
De la même façon, le Facilitateur navigue à travers chaque point de triage. Le but est de tous les couvrir dans le temps imparti. Le Facilitateur ajuste le temps alloué à chaque point pour pouvoir terminer la réunion dans les temps.
Avantages
Droit au but : Puisque la règle stipule que la discussion ne peut pas aller de l’avant tant que le besoin de celui qui parle n’est pas comblé, cela force les membres du cercle à formuler des demandes claires, et à prendre des décisions rapidement.
Efficacité : Ce processus est d’une efficacité redoutable lorsqu’il est bien maitrisé. Dans mon expérience avec l’Holacracy, il m’est arrivé de faciliter des rencontres pendant lesquelles nous avons traité jusqu’à 22 points de triage en 45 minutes.
Télétravail : Dernier avantage et non des moindres par les temps qui courent : cette dynamique de réunion est extrêmement performante en télétravail. En effet, chacun sait quand il peut parler ou non, ce qui facilite considérablement les réunions — notamment celles de plus de 4 personnes qui peuvent vite devenir cacophoniques dans un mode de réunion plus traditionnel. De plus, l’utilisation d’un outil tel qu’Holaspirit permet de capturer l’information en direct, pour une réunion plus interactive. Les participants peuvent se connecter au logiciel et ajouter eux-mêmes leurs tensions à l’agenda. Tous les projets, check-list et indicateurs sont documentés dans l’outil et accessibles en un clic.
Ici s’achève cette première petite série d’articles sur l’organisation auto-gérée. Cela a-t-il piqué votre curiosité? Pensez-vous que votre organisation a le potentiel de se transformer pour devenir auto-gérée? Si vous souhaitez me faire part de vos interrogations ou si vous avez besoin de conseils, n’hésitez pas à me contacter en commentaire ou via LinkedIn.
Ariane Marchand
Co-fondatrice d'IDEHŌ, collectif créatif B Corp spécialisé en transformation digitale et gouvernance alternative. Plus de 10 ans d'expérience en conseil stratégique, incluant un passage chez Deloitte. Diplômée de McGill (Sciences économiques) et UQAM (Actuariat).
À propos de IDEHŌ | Basée à Montréal, IDEHŌ se donne pour mission de mettre en mouvement les organisations grâce à la gestion alternative et à la technologie pour créer des milieux de travail efficients, sains et engageants.